Malmkrog, Cristi Puiu, 2020
- Théo Varvier
- 1 déc. 2023
- 3 min de lecture

Malmkrog a tout pour faire peur. C’est un film roumain, de 3h21, en huis clos, adapté du livre Trois
entretiens de l’oublié Vladimir Soloviev. Le film consiste en une chose : suivre cinq personnages
représentatifs d’une pensée et d’une origine sociale dans des discussions philosophiques portant tant
sur l’antéchrist que sur la guerre, sur la morale que sur la mort. Et pourtant, c’est fascinant.
Esthétiquement irréprochable
Même si ce n’est pas précisé, on est à la fin du dix-neuvième siècle. Le film ouvre sur un formidable
plan séquence : on y voit une enfant, au milieu de tout un tas de neige. Il y en a autant sur le sol que
sur les arbres, dénudés par l’hiver. Le ciel est blanc, laiteux. On croirait que c’est est en noir et blanc.
L’ambiance sonore est un composite sublime de bruit de cloches, de la neige qui tombe, des oiseaux
qui chantent... puis d’une voix de femme qui, dans une langue slave, somme la jeune fille de rentrer.
Cette dernière s’exécute, la caméra la suit, elle marche, dans la neige, vers cette voix qui l’attend
devant une grande maison. La voix était probablement celle d’une servante... il était d’usage qu’elles
s’occupent des enfants. Elles rentrent alors toutes deux. A présent, toujours sans coupure, à gauche
de l’écran, passe un berger avec ses bêtes. Quelques-uns de ses moutons sont noirs, presque tous
sont blancs. On entend que la grande cloche d’église a laissé place aux petites du troupeau.
Dans ce passage d’à peine deux minutes, les grandes lignes esthétiques du film sont posées, et c’est
remarquable de sobriété et de beauté. Il en sera de même pour le reste des trois heures. Lors des
longues conversations, les champs contre champs et les plans séquences s’enchainent pour raconter
autre chose que ce que disent les personnages. Pendant qu’un tient son monologue, un autre est
montré buvant son thé, puis un autre regardant par la fenêtre. On ne s’ennuie ni intellectuellement,
du fait de la qualité des échanges (les dialogues du film sont exactement ceux du livre de Soloviev), ni
esthétiquement grâce à la beauté de la mise en scène et de l’image. Tout est au service du film et on
ne tombe jamais dans le chiant d’une dissertation de philosophie qui triture le cerveau pour pas
grand-chose.

Intellectuellement stimulant
Il est évident que l’intérêt principal du film est la qualité de ses dialogues (et ça tombe bien, il est
essentiellement enregistré en français). Il faut aimer suivre une discussion, rester concentré
longtemps, et idéalement regarder le film plusieurs fois. Les personnages sont chacun des caricatures
assez représentatives de courants de pensées de cette époque en Europe. On y retrouve un
européiste colonialiste, accessoirement raciste, qui entend civiliser le monde au nom d’un
impérialisme des lumières. Ensuite deux personnages assez semblables, un homme, une femme.
D’une grande culture, ils parlent un français que plus personne ne parle aujourd’hui, et un allemand
et un russe parfaits. Ils sont accompagnés de deux russes, une militaire, originellement général des
armées dans le livre de Soloviev, et une jeune femme dont la foi est le guide intellectuel. Tout ce beau
monde permet aux discussions de vivre de sujet en sujet, d’arguments en arguments avec une
diversité de point de vue passionnante.

En lui-même le film raconte aussi quelque chose d’intéressant : il met en exergue les rapports de
classe entre les grands personnages dont nous suivons les très solennelles discussions et ceux qui les
servent. Les domestiques sont impitoyables entre eux, une scène terrible le souligne. Ils n’ont à cœur
que de servir le plus discrètement et fidèlement possible. Aussi, le film est scié d’un coup d’éclat à sa
moitié. Sans divulgâcher, au milieu d’une tirade moralement discutable de notre colon des lumières,
la tension monte, très progressivement, par des bruits, des cris à l’étage, puis tout explose, tout nous
saute aux oreilles et aux yeux. Tout le monde de nos personnages ne tient qu’à ce qui leur arrive dans
cette scène : la guerre dont ils parlent au milieu d’un salon, l’impérialisme dont ils débattent autour
d’entremets sucrés, leur rendent visite.

Pour conclure, je crois que Malmkrog satisfera les cinéphiles comme les amoureux de la pensée. L’œuvre
est profonde, tant esthétiquement que par la qualité des enjeux dialectiques et rhétoriques. Au fond,
c’est la synthèse parfaite d’une adaptation réussie d’un livre au cinéma. Le film est pour le moment
disponible (dans une qualité médiocre) gratuitement sur YouTube, profitez-en.
Théo Varvier
_edited_edited.png)



Commentaires