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Malmkrog, Cristi Puiu, 2020


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Malmkrog a tout pour faire peur. C’est un film roumain, de 3h21, en huis clos, adapté du livre Trois

entretiens de l’oublié Vladimir Soloviev. Le film consiste en une chose : suivre cinq personnages

représentatifs d’une pensée et d’une origine sociale dans des discussions philosophiques portant tant

sur l’antéchrist que sur la guerre, sur la morale que sur la mort. Et pourtant, c’est fascinant.



Esthétiquement irréprochable

Même si ce n’est pas précisé, on est à la fin du dix-neuvième siècle. Le film ouvre sur un formidable

plan séquence : on y voit une enfant, au milieu de tout un tas de neige. Il y en a autant sur le sol que

sur les arbres, dénudés par l’hiver. Le ciel est blanc, laiteux. On croirait que c’est est en noir et blanc.

L’ambiance sonore est un composite sublime de bruit de cloches, de la neige qui tombe, des oiseaux

qui chantent... puis d’une voix de femme qui, dans une langue slave, somme la jeune fille de rentrer.

Cette dernière s’exécute, la caméra la suit, elle marche, dans la neige, vers cette voix qui l’attend

devant une grande maison. La voix était probablement celle d’une servante... il était d’usage qu’elles

s’occupent des enfants. Elles rentrent alors toutes deux. A présent, toujours sans coupure, à gauche

de l’écran, passe un berger avec ses bêtes. Quelques-uns de ses moutons sont noirs, presque tous

sont blancs. On entend que la grande cloche d’église a laissé place aux petites du troupeau.

Dans ce passage d’à peine deux minutes, les grandes lignes esthétiques du film sont posées, et c’est

remarquable de sobriété et de beauté. Il en sera de même pour le reste des trois heures. Lors des

longues conversations, les champs contre champs et les plans séquences s’enchainent pour raconter

autre chose que ce que disent les personnages. Pendant qu’un tient son monologue, un autre est

montré buvant son thé, puis un autre regardant par la fenêtre. On ne s’ennuie ni intellectuellement,

du fait de la qualité des échanges (les dialogues du film sont exactement ceux du livre de Soloviev), ni

esthétiquement grâce à la beauté de la mise en scène et de l’image. Tout est au service du film et on

ne tombe jamais dans le chiant d’une dissertation de philosophie qui triture le cerveau pour pas

grand-chose.


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Intellectuellement stimulant

Il est évident que l’intérêt principal du film est la qualité de ses dialogues (et ça tombe bien, il est

essentiellement enregistré en français). Il faut aimer suivre une discussion, rester concentré

longtemps, et idéalement regarder le film plusieurs fois. Les personnages sont chacun des caricatures

assez représentatives de courants de pensées de cette époque en Europe. On y retrouve un

européiste colonialiste, accessoirement raciste, qui entend civiliser le monde au nom d’un

impérialisme des lumières. Ensuite deux personnages assez semblables, un homme, une femme.

D’une grande culture, ils parlent un français que plus personne ne parle aujourd’hui, et un allemand

et un russe parfaits. Ils sont accompagnés de deux russes, une militaire, originellement général des

armées dans le livre de Soloviev, et une jeune femme dont la foi est le guide intellectuel. Tout ce beau

monde permet aux discussions de vivre de sujet en sujet, d’arguments en arguments avec une

diversité de point de vue passionnante.

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En lui-même le film raconte aussi quelque chose d’intéressant : il met en exergue les rapports de

classe entre les grands personnages dont nous suivons les très solennelles discussions et ceux qui les

servent. Les domestiques sont impitoyables entre eux, une scène terrible le souligne. Ils n’ont à cœur

que de servir le plus discrètement et fidèlement possible. Aussi, le film est scié d’un coup d’éclat à sa

moitié. Sans divulgâcher, au milieu d’une tirade moralement discutable de notre colon des lumières,

la tension monte, très progressivement, par des bruits, des cris à l’étage, puis tout explose, tout nous

saute aux oreilles et aux yeux. Tout le monde de nos personnages ne tient qu’à ce qui leur arrive dans

cette scène : la guerre dont ils parlent au milieu d’un salon, l’impérialisme dont ils débattent autour

d’entremets sucrés, leur rendent visite.



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Pour conclure, je crois que Malmkrog satisfera les cinéphiles comme les amoureux de la pensée. L’œuvre

est profonde, tant esthétiquement que par la qualité des enjeux dialectiques et rhétoriques. Au fond,

c’est la synthèse parfaite d’une adaptation réussie d’un livre au cinéma. Le film est pour le moment

disponible (dans une qualité médiocre) gratuitement sur YouTube, profitez-en.


Théo Varvier

 
 
 

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