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Entre conflit ethnique et enjeux géopolitiques.

Dernière mise à jour : 17 nov. 2023

Une femme, aux yeux rougis par les larmes versées pour une terre meurtrie depuis trente années, tient fermement la main d’un jeune garçon au regard vide. A sa droite, marchent trois jeunes filles. La plus proche de l’adulte, lui adressant un regard plein d’espoir sur lequel on peut lire « Quand reviendrons-nous à la maison ? ». Les deux autres fillettes fixent la caméra et semblent nous demander « Pourquoi nous avoir abandonnés ? ». En arrière-plan, on discerne un camion, transportant sûrement d’autres réfugiés arméniens fuyant leur terre natale : le Haut-Karabakh.

Cette région, située dans le Caucase du Sud, est reconnue comme territoire azerbaïdjanais par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Toutefois, il a été sous le contrôle de la République du Haut-Karabakh de sa proclamation en 1991 à 2023, au lendemain de l’ « opération anti-terroriste » menée par l’Azerbaïdjan contre l’entité séparatiste. L’offensive éclaire du 19 septembre dernier s’est soldée par la signature d’un cessez le feu, 24 heures plus tard. Le 28 septembre, le président de la République d’Artsakh (nom arménien donné à la région) annonce son autodissolution, celle-ci

« cessera d’exister » à partir du 1 er janvier 2024. Cette décision marque un tournant dans un conflit vieux de plus de trois décennies mais aux racines bien plus anciennes.


Un conflit centenaire :

Le Haut-Karabakh était déjà un territoire disputé entre la République d’Arménie et la République démocratique d’Azerbaïdjan après la révolution bolchévique et la chute de l’Empire russe en 1917. Cette période de transition est marquée par des guerres entre les trois nations historiques du Caucase du Sud : Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. A cette même période, on assiste à une première tentative d’autonomie avec la proclamation d’une « République arménienne de la montagne » qui donnera lieu par la suite à l’Oblast autonome du Haut-Karabakh. En 1923, Joseph Staline, alors

« commissaire aux nationalités », accorde finalement le territoire peuplé à 94% d’Arméniens à la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan. Cette situation perdure jusqu’en 1988 quand, au milieu des réformes économiques et politiques de Mikhaïl Gorbatchev, la région autonome s’autoproclame en RSS, au même niveau donc que l’Arménie et l’Azerbaïdjan. La montée du nationalisme arménien dans le Haut-Karabakh et la volonté de se rattacher à la RSS d’Arménie font face à la répression des Azéris. Ainsi, les Arméniens d’Azerbaïdjan subissent des persécutions. De l’autre côté de la frontière, les protagonistes sont inversés mais la violence demeure identitique. En 1991, la République d’Artsakh déclare son indépendance. Un an plus tard, le conflit

s’intensifie et Bakou, jusque-là soutenue par Moscou, déstabilisée par la dislocation de l’URSS, commence à perdre des territoires au profit des forces arméniennes. Cette première guerre du Haut- Karabakh s’achève le 16 mai 1994 par la signature d’un cessez-le-feu sous l’égide de Moscou. Dès lors, la République d’Artsakh contrôle 15% du territoire anciennement azerbaïdjanais et toujours reconnu comme tel par l’ONU. Avec le soutien de l’Arménie et de la Russie, elle gouverne une population de 145 000 personnes, dont 99,7% étaient Arméniens. Mais à quel prix ? Au moins

30 000 morts et le déplacement forcé de 400 000 Arméniens d’Azerbaïdjan et 800 000 Azéris d’Arménie et de Karabakh. Pour la plupart, des innocents qui se sont mis en route comme la femme décrite plus haut. Voilà le prix !


Une poudrière gépolitque vouée à exploser :

Pendant plus de deux décennies, le conflit est « gelé » et en dehors de quelques incursions azerbaïdjanaises, les frontières établies par le cessez-le-feu de 1994 sont maintenues. Toutefois, les dynamiques régionales ont changé avec un renforcement de l’Azerbaïdjan face à un recul de la question de l’Artsakh en Arménie. En effet, Ilham Aliev, au pouvoir depuis 2003, a construit des partenariats durables avec les principaux acteurs de la région : Turquie, Israël et Russie. L’expression « une seule nation, deux Etats » illustrent parfaitement les relations entre Turcs et Azéris. Ces derniers partagent une langue, une histoire et une religion commune, bien que l’Azerbaïdjan abrite


une majorité de musulmans chiites. Ankara est le second fournisseur de Bakou en termes de commerce international, et aussi son second client avec de fortes exportations d’hydrocarbures azerbaïdjanais. A cela s’ajoute une intense coopération militaire qui se matérialise par le soutien turc envers la base militaire azérie située dans le Nakhitchevan. Cette exclave azerbaïdjanaise bordant à l’Est l’Arménie, au Sud l’Iran et à l’Ouest la Turquie survit en majeur partie grâce à cette dernière. Un peu plus à l’Ouest, Ilham Aliev a trouvé un allié en Israël qui partagent sa vision réaliste des relations internationales.

Par ailleurs, les deux acteurs partagent un adversaire commun : l’Iran. Pour l’Etat juif, il est évident que l’Iran est une menace surtout que Téhéran le voit comme son « ennemi juré ».

Concernant l’Azerbaïdjan, son animosité envers la théocratie s’explique par la présence d’une large communauté azérie sur le territoire iranien. S’élevant à 12 millions de personnes, cette majorité ethnique représente un risque pour l’Iran car elle se concentre au Nord du pays, aux frontières de l’Azerbaïdjan. Par conséquent, les deux Etats frontaliers gardent en tête la possibilité d’une sécession de la part de cette communauté. Grossièrement, le partenariat entre Bakou et Tel Aviv peut être résumé en : « du pétrole contre des armes ». Concrètement, Israël fournit la quasi-totalité de l’arsenal militaire azéri : 30% des équipements de l’Azerbaïdjan étaient importés de l’Etat juif sur la période 2013-2016, cette part atteint 69% de 2016 à 2020. De même, 40% des importations pétrolières israéliennes proviennent de l’Azerbaïdjan.

Quant à la Russie, elle s’est tournée vers l’autoritaire Ilham Aliev en réaction au virage démocratique

pris par l’Arménie depuis 2018 avec la « révolution de velours » qui voit arriver au pouvoir Nikol Pachinian, principal opposant de l’ancien président Serge Sakissian qui a gouverné de 2008 à 2018. En outre, Erevan a, depuis son indépendance, entretenu un jeu d’équilibriste entre Moscou, son allié historique, et l’Occident avec lequel il partage des valeurs démocratiques. Cela se matérialise notamment par la signature d’un accord de partenariat global et renforcé avec l’Union Européenne. L’influence de la diaspora arménienne n’est pas à sous-estimer dans cette dynamique. Forte de

600 000 membres en France et 450 000 aux Etats-Unis, cette communauté a joué un rôle indéniable dans la reconnaissance du génocide arménien. Certes, l’Arménie tourne le regard vers l’Occident mais elle demeure vassale de la Russie qui assure 80% de son approvisionnement en gaz ainsi que d’autres biens essentiels. Au Sud, Erevan trouve à Téhéran un allié indispensable dans sa relation conflictuelle avec Bakou. En effet, comme expliqué précédemment, l’Iran voit l’Azerbaïdjan comme

une menace réelle. Sa méfiance s’explique également par la volonté d’Ilham Aliev de construire un corridor, appelé « Corridor de Zanguezour », entre son territoire principal et l’exclave du Nakhitchevan. Si ce projet se concrétise, l’Iran perdrait une voie commerciale importante pour ses exportations limitées par le blocus américain. Afin de maintenir sa connexion à l’Arménie, Téhéran devient alors un acteur clé dans le sort du Haut-Karabakh en apportant soutien économique et politique.

Pourquoi ce long détour ? me diriez-vous. Il est nécessaire de comprendre que ce conflit, à l'origine colonial car les arméniens de l’Artsakh cherchent à se libérer de l’Azerbaïdjan, a pris une plus grande ampleur avec la multitude d’acteurs concernés. Ainsi la diversification et l’intensification des partenariats par l’Azerbaïdjan ont clairement joué en sa faveur durant la seconde guerre du Haut-Karabakh en 2020. Tandis que la dégradation des relations arméno-russes et le manque de soutien concret de la part de l’Occident a scellé le sort de la République d’Artsakh.


Résultat ? Bakou a reconquis les territoires perdus en 1994 dans une victoire écrasante. 3 800 soldats ont été tués durant les affrontements, sur une population de 2,7 millions d’habitants cela fait à peu près un mort dans chaque famille. Malgré la présence de forces d’interpositions russes après la signature d’un

cessez-le-feu, 2 000 soldats russes sont stationnés entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, rien n’a pu empêcher Bakou d’établir un blocus de la région montagneuse en décembre 2022. Là-bas, les habitants survivaient grâce aux ressources que leur approvisionnait l’Arménie à travers le Corridor de Latchine. La Russie était censée maintenir la circulation des biens par ce « cordon ombilical », pourtant, elle s’est tenue à l’écart. Finalement, l’offensive de septembre 2023 n’était qu’une question de temps et il était certain que l’Azerbaïdjan reprendrait le contrôle de la région.


De retour à la femme et aux enfants attristés de laisser derrière eux leurs maisons et leur histoire, ce groupe représente une infime partie des 100 000 Arméniens ayant quitté le Haut-Karabakh suite à

l’ « opération anti-terroriste ». Bien qu’Ilham Aliev ait promis une réintégration pacifique des Arméniens au sein de l’Azerbaïdjan, cette minorité est bien consciente que ces promesses sont vides de sens. Alors ils prennent la route avec l’espoir de construire un meilleur futur dans une terre où ils seront les bienvenus. Reste à savoir si l’Arménie dispose des moyens pour répondre à leurs espoirs tout en protégeant son intégrité territoriale face au bellicisme azerbaïdjanais.

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